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MON ENGAGEMENT MILITANT          

Le Tunnel de Los Angeles

Une séquence du JT de France 2 du 13/10/2010 montrait l’existence, à Los Angeles, d’un tunnel souterrain long de plusieurs centaines de mètres devenu territoire des sans-abris. La police n’ose pas s’y aventurer mais une équipe de journalistes l’a filmé, guidée par une association qui travaille auprès de ces sans-abris. Il n’y a pas de lumière et, sans torche, c’est le noir total. Un ex-croupier, qui a perdu son travail, a aussi perdu toute envie de remonter dans la ville ; un ex-taulard s’est aménagé un espace dans lequel il dit se sentir bien…

Ces images dévoilent ce monde des absolute losers, littéralement les bas-fonds de la misère de nos grandes villes ; l’abandon de ces hommes par la ville d’en haut, qui les ignore et, non sans raison, les craint. La misère détruit l’être humain : la drogue, l’alcool, le vol, le meurtre, la prostitution…

Plusieurs livres relatent et décrivent des vies et situations comparables, dans d’autres villes du monde (les Naufragés, de Patrick Declercq ; le Peuple d’en-bas, de Jack London, les Dépossédés, de Robert Macliam Wilson, la Raison humanitaire, de Didier Fassin). J’ai rencontré certains de ces hommes à Bruxelles dès les années 80 : c’est bien au même abîme sans fond de la condition humaine générée par nos villes que j’ai été confronté. Y-a-t-il processus de reproduction universelle de l’exclusion ?

Certes, nous connaissons les paroles qui dénoncent ces ignominies que l’homme laisse faire à ses semblables ; tout autant les diverses tentatives pour soulager ces vies et, parfois, les sauver de cette détresse. Cela ne doit pas empêcher une réflexion critique sur les failles des systèmes économiques, sociaux et politiques qui permettent ces chutes et abandons. Malgré les avancées de la sécurité sociale dans nos pays (système peu comparable avec celui des USA), des hommes tombent dans les trous béants de la misère !

Si l’objectif est celui d’éradiquer la misère, il est inadmissible que l’on doive «vivre ou se comporter d’une certaine façon pour mériter avoir un endroit où loger et de quoi se nourrir, s’habiller, se soigner… Ne nous méprenons pas : les soi-disant mesures pour éradiquer la pauvreté n’ont aucune chance d’aboutir tant que le fondement du système économique sera basé sur le calcul de répartition des cotisations liées aux salaires. Lier le droit au logement et aux autres biens nécessaires à la condition de les avoir mérités, « vue sous l’angle unilatéral du «courage», du travail, de l’épargne » est inacceptable. Il faut aborder l’étape suivante : l’accession à un droit absolu, inaliénable, sans condition et, à dimension planétaire, instauré pour sauver un grand nombre d’êtres humains de l’injustice que génère le système actuel de distribution des biens de base.

Actuellement, il s’agit d’une projection qui semble utopique car elle demande un changement radical des rapports de l’homme vivant en société, c’est-à-dire un autre rapport à l’économie ! Ce droit ne pourrait-il se mettre en place qu’après bien des désastres, lorsque la conscience du bien commun s’imposera, déterminant une gouvernance planétaire juste ; lorsqu’une révolution culturelle dans son sens le plus complet et le plus noble aura eu lieu ?

Jour après jour, la vie se déroule, tissée d’interactions multiples dont les fils entrecroisés sont toujours plus complexes à dénouer. A première vue, les conditions de vie à Bruxelles sont différentes de celles de Los Angeles, Saint Petersbourg, Kinshasa ou d’autres villes du monde… Certains parlent de destin ou de fatalité, ou encore de force de caractère devant l’adversité et les épreuves rencontrées. Ces propos sont lénifiants. Peut-on faire l’impasse des analyses de Marx, de Freud, de Bourdieu sur les conséquences sociales d’une conception de l’homme vivant dans une société soumise à des choix organisant sa hiérarchie sur base de la jouissance des biens ?

Des hommes, tout au long de notre histoire, cherchent et bâtissent une idée ou une utopie ; un espoir immense, une foi démesurée nourrie continuellement en les capacités virtuelles encore inexploitées de l’être humain. Une soif de justice à construire non pas individuellement mais collectivement les anime. Chacun d’eux, malgré les différences notables de moyens et de fins, ont une vision de la vie qui ne s’arrête pas à leur propre limite psychique et corporelle. Tous croient, à leur manière, que l’Homme vaut mieux que ce qu’il nous montre quotidiennement. Le tunnel de Los Angeles illustre remarquablement, dès lors, un état des lieux et non une fin de l’histoire.

Dominique Rammaert

" Lettre de Culture et Démocratie " N° 51 du 18/02/2011

Revue Quart Monde N° 220 : " Le corps : source de honte ou chance de liberté ? "
Revue trimestrielle novembre 2011 : www.revuequartmonde.org